Éditions Corti

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Liberté dans la montagne

Marc Graciano | Domaine français, 2013

Un vieil homme et une petite fille marchent dans les montagnes, remontant le cours d’une rivière jusqu’à sa source, objectif mystérieux d’une fugue qui se confond avec leur vie. L’époque, sorte de Moyen Âge de conte, reste indéfinie. Leur passé aussi. Ils ne sont que leur marche à travers une nature et une humanité dangereuses qu’ils traversent et observent.

Liberté dans la montagne, le premier roman de Marc Graciano, est à cet égard d’une radicalité incomparable. Guère plus dessinés que le nom que Marc Graciano leur donne, le vieux et la petite sont un condensé d’humanité pure, réduite à ses données élémentaires. De même, l’action du roman, marche continue à travers la montagne, fuite qui a oublié ce qu’il s’agissait de fuir, est une épure de récit d’aventures, que la langue de l’auteur, à la fois impie, symphonique et un peu heurtée, secouée par de savantes dissonances, trouble comme une main trouble l’eau, créant une complexité inquiétante, face à la simplicité de tout le reste. Ce livre est un tour de force formel impressionnant, surtout chez un débutant. Il l’est aussi de tenir son lecteur de bout en bout, avec peu. Ou, mieux encore, d’élever ce peu, par cette sorte de « kärchérisation » au carré, à la hauteur d’un mythe, dont le lecteur s’imprègne et qu’il n’oublie pas.

Le vieux, en marchant, parle à la petite (qui, elle, se tait, témoin silencieux qu’un bavard emmène sur les chemins). « Il lui dit qu’ils possédaient le ciel et il lui dit qu’ils possédaient la forêt et il lui dit qu’ils possédaient l’enchantement chaque jour renouvelé du chemin que tous deux suivaient. » L’enchantement est là en effet, dans une nature éblouissante, mais il ne serait rien s’il n’était dit, et c’est ce à quoi se consacre l’auteur, confrontant ces humains élémentaires aux éléments naturels, et les fondant en eux, mais les en rendant maîtres par leur capacité de le nommer. Maîtres de faible puissance, il est vrai. De puissance brève surtout, tant, chez Marc Graciano, l’horizon paraît se rapprocher sans cesse, et la disparition de ses deux pèlerins dans la montagne n’être qu’une initiation à la disparition définitive, à l’effacement et au à son silence.

Chacun de ces livres paraît en somme, à qui la lumière du somptueux Liberté dans la montagne, raconter à sa mesure le destin le plus universel des hommes : ce face-à-face avec ce qui n’est pas eux, qu’ils veuillent l’abolir, comme le protagoniste de Roi mon père, s’en prémunir, persister autant que possible dans son être, comme la Bernadette de Maria Semple, ou qu’ils l’acceptent et le contemplent émerveillés, comme chez Marc Graciano. L’homme qui abandonne ce qui faisait sa vie est un homme sans masque, et donc davantage humain. Un être fantastique, a-t-on dit. Ce serait ainsi, à en croire nos auteurs, une définition possible de tout homme, tel que la littérature le rend parfois à lui-même.

Florent Georgesco | Le Monde | vendredi 10 mai 2013