Éditions Corti

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Pierre Chappuis

Pierre Chappuis (1930-2020) auteur d’une quinzaine de recueils de poésie et des ensembles de notes, réflexions et lectures critiques, parus pour la plupart aux éditions Corti qui l’ont accueilli dès 1990.



Hommage de Patrick Kéchichian, dans Le Monde, 6 janvier 2021



Par vocation, les poètes sont souvent plus attentifs à la langue, aux mots, que les autres écrivains, leur expression ne prenant sens que par les moyens de cette langue. Une telle attention à « l’extraordinaire souplesse de la langue », le poète et critique littéraire suisse Pierre Chappuis l’a exercée avec une remarquable fidélité. Né le 6 janvier 1930 à Tavannes dans le Jura bernois, où son père dirigeait une manufacture d’horlogerie, il est mort mardi 22 décembre 2020 à Neuchâtel, à l’âge de 90 ans. Après des études de lettres à Genève, il enseigna la littérature à Neuchâtel, de 1952 à 1993.

Homme discret, Pierre Chappuis appartenait à un groupe informel de poètes contemporains constitué à partir d’affinités profondes, à l’écart des conflits et des affrontements d’écoles. Dans la lignée de Pierre Reverdy, de Philippe Jaccottet ou d’André du Bouchet, dans l’esprit de la revue L’Ephémère (1967-1972), loin de toute idée ou projet de manifeste, il assignait à la poésie, un but, une haute (et en même temps humble) mission : approcher par les mots et les vers, par la pensée et l’exercice critiques aussi, le réel, le visible, la nature.

Il disait : « Cahoteuse, mais en douceur, musicale sera l’approche… » Il fut, avec Anne Perrier, Pierre-Alain Tâche ou Pierre Voëlin l’un des piliers de La Revue de Belles-Lettres (qui lui consacra un numéro en 1999). Il collabora également à La NRF, à la Gazette de Lausanne et à La Quinzaine littéraire. Rarement, la parfaite continuité entre l’œuvre littéraire et le travail critique aura acquis, et illustré, une telle évidence.



Le refus du « repli lyrique »


C’est en 1969 que Pierre Chappuis publie son premier recueil de poèmes, Ma femme ô mon tombeau, chez un petit éditeur de Moutier. A partir de 1990, la plupart de ses livres seront publié par José Corti : plus d’une quinzaine de titres, dont des recueils de poèmes (Dans la foulée, 2007 ; Muettes émergences, 2011, Dans la lumière sourde de ce jardin, 2016). Toujours chez Corti, dans la collection « En lisant en écrivant », parurent des choix d’articles critiques (Tracés d’incertitude, 2003) ou des notes et fragments de réflexion (par exemple Le Biais des mots, 1999, jusqu’à son dernier livre, Battre le briquet, 2018).

Dans cette même collection furent repris en 2003 les deux essais qu’il avait consacré, dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers, à Michel Leiris (1973) et à André du Bouchet (1979). Il y a enfin les livres qu’il fit, notamment chez Thierry Bouchard, avec des artistes, comme Raoul Ubac, Gisèle Celan-Lestrange André Siron ou Jean-Edouard Augsburger.

A propos de Philippe Jaccottet, mais sans doute aussi de lui-même, Chappuis décrivait ainsi le vacillement, le mouvement pendulaire de l’écriture : « Notre lot n’est ni la clarté ni l’obscurité absolues, mais la pénombre ou la transparence voilée, non la plénitude, mais la place reconnue de la précarité, du ténébreux – le gouffre, la mort, le sentiment de l’irréparable, mais domestiqué. » Il évoquait aussi cette « soumission exemplaire aux choses les plus humbles encore que privilégiées – l’aube, le débordement des eaux printanières, le vol d’un oiseau, un parfum de fleur –, saisies dans les données immédiates du temps, de l’heure, de la lumière. »

Pour lui, l’acte poétique – auquel il associe l’acte de lire le poème – est « un travail en profondeur, dans la solitude, celle d’un gardien de phare. Rien d’un repli lyrique non plus que d’une concentration égoïste… » Ce refus du « repli lyrique », n’est pas d’abord, ou pas essentiellement, un choix moral, mais une voie d’accès à ce qui est plus large et profond, plus désirable surtout, que le moi. Reprenant à son compte cette volonté, exprimée par Pierre Reverdy, de « fixer le lyrisme de la réalité », Chappuis attend du poème qu’il se « laisse écrire », non par quelque magie ou hallucination, mais par la « force et la vertu des mots vivants ».

Les poèmes de Chappuis, « tout à la fois compact[s] et disséminé[s] », sont donc toujours brefs, lacunaires, ménageant dans ce but de l’espace autour des mots, recourant souvent aux incises ou parenthèses. Sa tentative de saisie du paysage est moins appropriation qu’invention. A ce propos, il reprend les mots d’Amiel : « Un paysage quelconque est un état de l’âme ».



Le dynamisme du regard et l’invention formelle, la liberté de ses textes qui progressent en toute rigueur, sans hermétisme, de manière plutôt à engager la participation du lecteur, distinguent la démarche du poète.

La conscience de l’écart entre le réel et le langage, vécu et surmonté différemment de livre en livre, marque d’une empreinte profonde et visible la manière poétique de Pierre Chappuis, en cela héritier de Leiris, Pierre Reverdy et André du Bouchet

Marion Graf, Journal de Genève, 14 mars 1992.



Pierre Chappuis sur le site de Poezibao, avec un texte de Michel Collot.

Pierre Chappuis sur le site de la revue Conférence.

Hommage à Pierre Chappuis dans Le Temps, par Sylviane Dupuis, également ci-dessous : Lire la biographie.



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Par Sylviane Dupuis, Le Temps, 27 décembre 2020


Né le 6 janvier 1930 à Tavannes, dans le Jura bernois, où son père dirigeait une manufacture d’horlogerie, le poète Pierre Chappuis vient de décéder le 22 décembre dernier à Neuchâtel, où après une licence ès lettres à l’Université de Genève, il aura écrit, enseigné – de 1952 à 1993 – et vécu, avec sa femme et ses trois enfants. Y développant à l’écart, dans la confidentialité d’abord, une œuvre poétique et critique aujourd’hui reconnue et célébrée comme l’une des plus importantes issues de Suisse romande. Entièrement publiée, ou rééditée (après avoir paru chez d’autres éditeurs, dont La Dogana et Empreintes) chez José Corti à Paris, elle s’est vue honorée, entre autres distinctions, du Prix Suisse-Canada en 1983, du Prix Schiller en 1997 et du Grand Prix C. F. Ramuz en 2005.



Le monde sensible

Contemporain (à cinq ans près) de Philippe Jaccottet, Pierre Chappuis aura partagé avec lui certaines admirations fondamentales (Francis Ponge), certains compagnonnages (André du Bouchet, objet d’un essai en 1979), une poésie du «paysage» attachée à dire le monde sensible et les éléments: l’eau, la terre, les arbres, les pierres, l’ombre et la lumière, ou le passage des saisons – l’inépuisable dehors du monde saisi par le regard, éprouvé par le corps et la sensibilité. Mais aussi une recherche d’effacement, de mise entre parenthèses du «moi», ou du «je» lyrique, de sa prise, au profit de la réalité muette et changeante du monde, comme de la justesse du langage qui cherche à le dire – et qui se révèle aussi besoin d’allégement fondamental: allégement du tragique, qui marque tous les poètes d’après-guerre; et allégement existentiel, ou philosophique.


Avec le vide

Mais alors que Jaccottet, à la fin des années 1950, se donne pour tâche d’écrire «contre le vide», en repartant de la réalité concrète des choses, Pierre Chappuis (proche par ailleurs du travail des peintres, avec qui – tel André Siron – il n’aura cessé de dialoguer) écrira avec le vide: avec le blanc, sur lequel se déposent les mots comme éboulis ricochant sur la page, ou tels des tracés d’estampe chinoise, et qui s’insinue jusque dans la syntaxe; à partir des marges (Pleines Marges, 1997), du suspens (D’un pas suspendu, 1994) ou de l’entre-deux, de l’écart (Décalages, 1982); privilégiant brouillard, nuages (Un Cahier de nuages, 1989), états intermédiaires, irrésolus, fluides, ou coexistence paradoxale des contraires (Le Noir de l’été, 2002).


La foulée de la marche

Et cela, avec une cohérence (et une exigence formelle) à laquelle il ne déroge à aucun moment, qu’il s’agisse des poèmes (en vers ou en prose) ou des essais critiques intitulés La Preuve par le vide, 1992, Le Biais des mots, 1998, Tracés d’incertitude, 2003 et La Rumeur de toutes choses, 2007, qui forment un art poétique en fragments. Comparant le poète au «marcheur en excursion» qui fait parfois «une pause dont il profite pour apprécier le chemin parcouru» (ou identifiant, ailleurs, le promeneur salué en chemin à son lecteur), Pierre Chappuis ne dissociait pas le rythme, la «foulée» de la marche, du mouvement de l’écriture – qui en découlait. Ni l’écriture poétique de l’écriture réflexive, identifiée aux pauses du marcheur. Ni le regard à distance de l’empathie ou de la ferveur. Interrompu, son pas reste désormais suspendu à la curiosité de ses lecteurs.