Éditions Corti

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Y aura-t-il pour de vrai un matin ?

Emily Dickinson | Domaine romantique (2008)
Traduit par Claire Malroux

Emily Dickinson a vingt-huit ans lorsqu’elle décide de s’adonner entièrement – sinon publiquement – à sa vocation de poète apparue pendant son adolescence, si l’on en croit les lettres écrites huit ans plus tôt à ses amies.

À l’une en particulier, elle parle de son attirance pour ce qu’elle ne nomme pas mais perçoit d’emblée comme une force rivale de la religion, la poésie :


« J’ai osé accomplir des chose étranges – des choses hardies, sans demander l’avis de personne – j’ai écouté de beaux tentateurs… »

Qui est [Emily Dickinson] cette jeune femme mystérieusement préparée à un rôle auquel elle sacrifie bientôt la normalité de l’existence, vivant de plus en plus retranchée de la société, consacrant tout le temps que lui laisse sa participation aux tâches familiales – celles d’une grande maisonnée bourgeoise – à délivrer le chant qui l’habite ? Qui considérera de plus en plus la poésie comme le seul instrument de salut, la seule arme pour lutter contre les tourments et la finitude de la vie, le seul espoir sûr d’éternité face à celui, beaucoup plus hypothétique à ses yeux, de l’au-delà ?

Sont rassemblés ici des poèmes, de jeunesse comme de la maturité, qui complètent parfaitement l’autre ensemble poétique majeur publié par Corti avec Une âme en incandescence.

Il y a toujours chez Emily Dickinson, à quelque période que ce soit, des fulgurances, des poèmes se détachant brusquement des autres, des pics vertigineux parmi des montagnes plus modestes ou même des collines. Et elle est capable de passer d’un instant à l’autre de la dépression à l’exaltation et réciproquement.

La particularité du travail de Claire Malroux est d’avoir donné à lire Emily Dickinson en respectant la structure des «cahiers» sur lesquels elle consigna ses poèmes à la ponctuation singulière, où les tirets se substituent aux points et aux virgules pour matérialiser la tension du souffle et visualiser des ellipses vertigineuses. Ce nouveau volume est le complément direct du livre paru chez le même éditeur en 1998 sous le titre Une âme en incandescence, qui rassemblait un choix de cahiers de la maturité. Y aura-t-il pour de vrai un matin nous offre les débuts de l’œuvre : les premiers cahiers, composés ou recopiés de 1858 à 1861, et un choix de huit autres qui vont jusqu’à 1864. On y découvre qu’Emily Dickinson fut pleinement elle-même dès ses premiers vers, fantasque et grave ; tout au plus s’essaya-t-elle à diverses strophes avant de se convaincre que le quatrain était la forme qui lui convenait le mieux.

J-Y. Masson, Le Magazine littéraire, juin 2008