Éditions Corti

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Petites Épiphanies

Caio Fernando Abreu | Ibériques
Traduit par Claire Cayron

En 1986, quand débutent ces chroniques, Caio Fernando Abreu a 38 ans. Il est déjà un écrivain reconnu : 6 de ses ouvrages ont été publiés. Les 62 chroniques réunies à titre posthume sous le titre Petites Épiphanies ont paru irrégulièrement, mais en moyenne mensuellement, dans le grand quotidien O Estado de São Paulo et dans le magazine Zero Hora à partir de février 1995 ; l’une d’elles, inédite, a pu être datée par son titre « Le jour des 59 ans de Vargas Llosa », soit le 28 mars 1995.

Ce qui frappe, à la lecture de ce recueil, c’est la liberté de sujet, et de ton. On imagine mal dans un quelconque grand quotidien français, un espace semblable longuement occupé, à la même époque et de semblable façon, par un écrivain connu.

L’inventaire des sujets abordés ne donne pas lieu à statistiques : on avance, dans cette lecture, “au petit bonheur“, et parfois au petit désespoir ou à la grande colère… Les chroniques sont en partie nourries par la vie intime de l’auteur et ses humeurs, du rose au noir, au gré de ses rencontres, de ses expériences, de ses enthousiasmes, et de ses pertes. C’est la fréquente évocation d’amis vivants ou disparus, tous noms connus du monde artistique latino-américaine Ce sont aussi des digressions ou divagations diverses : sur les rites de l’umbanda, sur la position du soleil dans le zodiaque, ...

Un autre sujet de chronique est l’observation de la vie politique et économique du pays, particulièrement de la vie paulista, de la mégalopole où l’auteur a vécu durant une vingtaine d’années dans un mélange de fascination et de répulsion.

Enfin, Caio Fernando, qui avait beaucoup voyagé en Europe dans les années 70, a repris ses errances au temps où il se savait atteint par la maladie et condamné : certaines chroniques viennent de France, d’Angleterre, d’Allemagne, de Hollande, tous pays où il commençait à être traduit.

Maître de la forme courte, si florissante dans le monde latino-américain dont elle excelle à exprimer le permanent état d’alerte, Caio Fernando n’est pas gêné par l’espace contraint dans lequel il doit écrire comme chroniqueur : la contrainte le stimule au contraire. Partout, même dans le noir, on sent une jouissance d’écriture, d’écriture vers un lecteur.


Claire Cayron



Ce n'est pas seulement la disparition précoce de l'écrivain, ni même sa cause qui rendent ce petit livre exceptionnel : la liberté, que souligne la traductrice Claire Cayron dans sa préface et qu'elle transpose parfaitement est saisissante.

[…] chez Caio Abreu, le petit supplément d'émotion vient probablement de cette sensation d'une présence presque romanesque d'un narrateur : la certitude même d'une vie derrière l'intelligence.

" C'était cela, cette autre vie, inopinément mêlée à la mienne, regardant l'opacité de ma vie avec les mêmes yeux attentifs que moi la sienne : une petite épiphanie. Puis sont venus le temps, la distance, la poussière. Mais j'en ai gardé en mémoire quelque chose de doux qui a nourri mes lendemains d'absence et de faim." On a du mal à interrompre la citation, tant le style d'Abreu est habité par de sourds ressorts qui le raniment et prolongent une vibration d'émotion et de réflexion. L'amour, ainsi, ponctue ces chroniques. Non pas l'amour, tel qu'on l'évoque dans les enquêtes, les statistiques, les "faits de société", les sondages et les jeux. Mais le vrai amour, celui qui a sa place dans le cœur du lecteur et dans les romans.

Il est bien sûr question de sexualité, mais sur un ton cinglant qui évacue pudibonderies, hypocrisies et psychologies de bazar. " L'homosexualité n'existe pas, n'a jamais existé. Ce qui existe, c'est la sexualité - tournée vers un quelconque objet de désir. Qui peut ou non avoir le même sexe, c'est un détail. Mais qui ne détermine pas un plus grand ou plus petit degré de morale ou d'intégrité."

René de Ceccatty, Le Monde des Livres, 3 mai 2001.



Né en 1948 au Brésil, mort du sida en 1996, Abreu a laissé une œuvre vive, colorée, qui, tout en formant la chronique parfois cruelle de son époque, semble touchée d’une grâce intemporelle. Loin du narcissisme qui frappe souvent les écrivains, Abreu semble, au détour d’une phrase, s’arracher les yeux pour voir le monde et nous donner à le voir autrement.

Aujourd’hui, après un roman et deux recueils de nouvelles, sa fidèle traductrice, Claire Cayron, propose Petites Epiphanies, recueil de chroniques qu’Abreu donna à divers journaux durant la dernière décennie de sa vie. Ce sont de vraies chroniques avec ce qu’elles impliquent de fugitif, de lapidaire, d’humeur du jour. La forme, plutôt que ramassée sur elle-même, semble toujours ouverte aux vents du monde. Abreu dresse le tableau des joies et pertes de sa vie.

C’est un bilan désordonné, marqué «du pressentiment du train» (lugubre) «qui doit passer», relevé par la chaleur de compagnies qui, pour être fantomatiques, rendent à la vie son allant.

Un message d’amour que chacun gagnerait à faire passer d’urgence.

Le Matricule des Anges, Pierre Hild, avril-mai 2001



[Caio Fernando Abreu] a été un écrivain qui a cherché à croire en un nouvel amour romantique alors que tout, et le comble ç'allait être avec le sida, contrecarrait cette possibilité («Je pense au Werther de Goethe. Et je trouve ça beau». «O, vous autres, nous allons continuer à namorar. C'était si bon, non?» Et, pour ce faire, il a transformé ses passions et ses désillusions amoureuses en événements divins mis en scène par des «anges brigands», des «fées pirates, des déesses lesbiennes» et des «centaures gays», protégés, à défaut d'un Dieu, par une «nécessité cosmique».

Son originalité tient en partie à un anachronisme et à une incongruité: s'obstiner à être romantique au plus haut degré dans un monde désenchanté, tenter l'exploit d'associer à cette atmosphère sinistre une sensiblerie à la fois convaincante, assumée et éhontée.

Bernardo Carvalho, Namorar et mourir, Libération du 8 mars 2001.