Éditions Corti

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Au pays de la fille électrique

Marc Graciano | Domaine français, 2016

En 2013, avec Liberté dans la montagne, son premier roman, Marc Graciano a fait sensation : le voyage d’un vieil homme et d’une petite fille était décrit avec minutie, comme un livre d’heures enluminé, sans psychologie, dans une écriture litanique. (...) En 2015, Une Forêt profonde et bleue réitérait l’émerveillement et l’étonnement. Une jeune guerrière défaite et violentée soignait ses blessures auprès d’un mège, un guérisseur muet. (...)

Cette fois, Marc Graciano quitte son univers médiéval. Le voyage de la fille se déroule aujourd’hui, dans les forêts, le long des autoroutes, dans les friches urbaines. Le récit s’ouvre sur une scène difficilement supportable : quatre hommes ivres, drogués, chacun d’entre eux ignoble à sa façon, abusent longuement de la fille. Leur langage est d’aujourd’hui, sommaire ; le narrateur, lui, a gardé le registre sobre et précis de ses débuts. Des phrases brèves, enchaînées par des «et», des «il y avait», qui finissent par former de longues périodes hypnotiques. Avec toujours le souci méticuleux du terme précis.

Après ce coup de poing d’une vingtaine de pages qui laisse la fille comme morte, le récit se transforme en road movie solitaire. Pieds nus dans ses Huggs, elle marche le long des routes; les vêtements, dont elle ne se sépare que pour les laver, sont usés, «élavés»: même si les noms de marques contemporaines (Levi’s, Diesel) ont remplacé les termes archaïques à consonance médiévale, Marc Graciano a gardé le goût des termes précis, qu’il s’agisse de fleurs, d’animaux ou d’objets.

La fille (les personnages n’ont jamais de nom) transporte ses biens matériels dans un sac-poubelle qu’elle porte «comme le père Noël son sac». Elle ne mange presque rien, du Nutella, des sucreries qu’elle achète ou dérobe. Ses vêtements et son corps sont l’objet de soins méticuleux: on dirait que jamais elle ne réussira à effacer les traces de ce qu’elle a subi et à quoi il n’est plus jamais fait allusion, si ce n’est dans un finale somptueux et stupéfiant qui éclaire peut-être le titre mystérieux.

Où va-t-elle ? On apprend, au hasard d’un interrogatoire, qu’elle se dirige vers l’Océan. Pour se laver encore mieux ? Sur sa route, de rares rencontres, un bref séjour dans une institution psychiatrique après qu’elle s’est fait arrêter, un infirmier qui comprend et respecte son silence. Quelques animaux aussi. Tant qu’elle le peut, elle évite le commerce des hommes. Quand on a lu les deux premiers romans de Marc Graciano, cette transposition à l’époque actuelle est troublante. Son écriture y perd en exotisme mais garde son étrange poésie et son économie immédiatement reconnaissable. On attend la suite avec intérêt.

Isabelle RÜF | Le Temps | 9 septembre 2016